La tendresse équivoque du grand-père

Une enfance énigmatique

Fille et petite-fille de mineurs en col blanc, Babeth a passé son enfance au pays des gueules noires. Les modes de vie et les mœurs étaient bien différents en ce temps-là. Elles sont nombreuses, les femmes de 70 ans et plus, à se souvenir avoir été câlinées – de façon plus ou moins équivoque – par un grand-père trop cajoleur. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille faire l’apologie de ces coutumes d’un temps révolu, largement dénoncées aujourd’hui et condamnables au regard de la loi.

Il n’est pas possible de comprendre Babeth sans évoquer ce personnage. Un homme très affectueux, peut-être trop, ou de façon inadéquate avec sa petite fille. Sans vio­lence ni contrainte, les frontières de l’inceste ont été franchies, à un âge où l'irrésis­tible « petit bout de femme » n’a pas encore conscience de la dimension érotique de sa séduction. Ce grand-père n’a pas su résister à celle de Babeth, dont la virginité n’a toutefois pas été corrompue, au sens physiologique du mot. L’empreinte de ces expé­riences précoces ne s’est révélée dévastatrice que beaucoup plus tard dans la vie de Babeth (voir plus bas dans cette page « Mauvaise pioche avec la "psy" de Babeth...  »).

A propos de ce grand-père

Très proche de la nature qu’il aimait et respectait, c’était un « écolo » avant l’heure. Il savait faire pousser des légumes magnifiques dans son jardin, sans pesticides ni engrais chimique. Je me souviens qu’il m’expliquait que les limaces ne lui bouloteraient pas ses salades s’il prenait la peine d’en planter quelques-unes à côté, un peu plus loin, pour les nourrir...

Je me souviens aussi de ses abeilles, et de son habileté à capturer des essaims pour ses ruches. Un jour d’été, sur le toit en ciment de son poulailler, ma curiosité m’a poussé à soulever une petite casserole en fonte posée à l’envers sur le rebord d'un muret en pierres... bien mal m’en a pris, car sous le caquelon rouillé des abeilles étaient en train de construire leur essaim alvéolé. Me prenant pour leur geôlier-agresseur elles se sont jetées sur mon corps légèrement vêtu en cette saison chaude, me piquant des pieds à la tête. Et moi, hurlant sur le toit du poulailler... le grand-père est arrivé aussitôt en contre bas du toit. La peur de sa colère contre moi me fit presque oublier la douleur aigüe des piqures. Nous l'avions surnommé « barre de fer », pour stigmatiser son implacable sévérité. Mais non, dans cet instant-là, rien, aucune inclémence, il s'était juste approché pour m’accueillir dans ses bras et me consoler, sans un reproche pour avoir fait s’échapper ses abeilles du piège qu’il avait installé pour les capturer. Il a retiré délicatement un à un les dards plantés dans ma peau de petit garçon tout penaud. Il m’a regardé droit dans les yeux, devinant ma peur d’être grondé. Son sourire m’a vite rassuré, et il a juste dit : mes abeilles t’ont bien assez puni pour ta curiosité !

Sous ses apparences d’homme vertueux, platonique et intransigeant, se cachait un personnage chaleureux, à la fois tendre et passionné. Généreux dans l’amour qu’il portait à ses trois petits enfants que lui avait donné son fils, il passait beaucoup de temps avec eux. Je lui dois d’avoir largement contribué à construire ma confiance en moi, à une époque de la petite enfance où j’en manquais. Il savait me donner le sentiment d’avoir une place dans ce monde, que je trouverai toujours quelqu’un qui attendra de moi quelque chose, que ma vie avait un sens. Je n’étais pas peu fier quand il me confiait 20 sous pour aller au bureau de tabac chercher son paquet de « gris » et les célèbres feuilles extra-fines « O C B » pour rouler ses cigarettes. Je n’avais encore pas fêté mes quatre ans, et déjà ce grand-père m’accordait une inestimable considération en me confiant cette mission dont l’importance me semblait considérable.

Je n’ai jamais oublié non plus les grandes sorties dans la nature : il était intarissable dans ses explications sur la faune et la flore. Il connaissait les champignons, leur nom latin et les endroits où les trouver pour en remplir le panier. Ma ballade préférée était la « Pierre Percée », l’une des sept merveilles du Dauphiné, à ce qu’il se disait.

Mauvaise pioche avec la « psy » de Babeth...

Pour Babeth, malheureusement, sa mémoire et les souvenirs qu’elle a gardés de ses expériences avec ce grand-père trop câlin ont négativement impacté sa vie. Surtout sa fin de vie, après sa rencontre avec une apprentie-sorcière : Madame A.C., la psychiatre qui l’a guidée vers sa demeure éternelle. Cette psy confondait le réel et l'imaginaire, faute professionnelle impardonnable, comme l'a admirablement mis en scène Francis Girod dans son film « Passage à l'acte », avec Patrick Timsit et Daniel Auteuil, sous l'égide de Gérard Miller, le psycha­na­lyste le plus médiatisé depuis Freud. C’est toute la portée littéraire que Babeth a tenté d’impartir à son dernier et ultime récit, « Poupée de sang » (alias « Bassin rouge »), aux Éditions de la revue Peau d’Âne (SOS Incestes, à Grenoble).

Dans un premier temps, Babeth semblait avoir oublié l’initiation que lui avait prodiguée ce grand-père. Je me souviens pourtant, au contraire, qu'elle était en joie quand elle prenait elle-même le rôle de l’initiatrice auprès de ses deux jeunes frères. J’avais alors entre quatre et cinq ans. Les séances d’initiation se déroulaient pendant les siestes imposées par l’autorité maternelle… Ah ! Quel drame ce fut lorsque celle-ci découvrit le pot au rose, alerté par nos rires et nos cris d’enfants au comble du bonheur ! Inutile de préciser que les siestes ont changé illico de statut : obligatoires jusque là, elles furent sur-le-champ frappées d’interdit.

Le plus surprenant, c’est la profondeur de « l’oubliette » dans laquelle sont tombés ces événements, aussi bien dans la mémoire des adultes qui en ont été témoins que celle des enfants qui les ont vécus. Quarante ans plus tard, Babeth est malheureusement tombée sous l’emprise d’une psychiatre en mal de victime et de règlement de compte avec les grands-pères trop câlins. Certes, la problématique amoureuse de Babeth n’était probablement pas sans lien avec les initiations du grand-père, mais les agissements de cette psy me semblent amplement plus condamnables. Profitant de sa position d'emprise liée à sa fonction (psychiatre), elle a instauré des liens personnels et affectifs avec une patiente venue lui demander de l’aide. Ce faisant, elle est sortie du cadre professionnel dont elle aurait dû se montrer garante.

Pire encore, Babeth a été instrumentalisée, sous la pression des attentes affectives de sa psy l’incitant à transformer une partie de son vécu infantile en une mise en accusation de son grand-père. Au lieu d’aider sa patiente à réactualiser ses expériences passées dans l’objectif d’en permettre la résilience, cette psy a poussé Babeth à les dramatiser, jusqu’au point de lui inculquer le sentiment que sa vie a été détruite à cause de son grand-père. Et comme il n’était plus de ce monde pour y être jugé et condamné, la faute « originelle » (comme le péché du même nom) se reportait sur sa descendance... c'est-à-dire sur les parents de Babeth.

Enfin, le comble de l'infamie dépasse toutes les bornes de l'entendement quand cette psychiatre parle à la place de sa patiente, en affirmant que son grand-père l'aurait violé ; et elle ne s'est pas contentée de le dire, elle l'a écrit (cf. « Écrits »). Non seulement cette psy prend ses fantasmes pour la réalité, mais elle fait la sourde oreille à ce que lui dit sa patiente de sa souffrance, dont elle précise en long en large et en détail l'origine dans sa petite enfance : sa vie a basculé dans la tragédie après la naissance de son frère cadet, qu'elle a perçu comme le méchant intrus venu briser son lien fusionnel à sa mère. Sans doute le plus banal des grands classiques qui soient donnés à entendre à un(e) psychanalyste dans l'exercice de son métier. L'incapacité de Madame A. C. – prétendue thérapeute – à entendre ce vécu infantile dans le récit de sa patiente démontre son imposture. Freud doit se retourner dans sa tombe ! Non, il lui fallait du “lourd” pour nourrir ses illusions de toute-puissance interprétative. Comme si son titre lui conférait le pouvoir infaillible de savoir à la place de celle venue lui parler. Dans le faisceau des causes qui ont conduit Bebeth à son suicide, s'il y en a une qui est à dénoncer, c'est bien la “surdité” de sa psy.

L'oncle, le chanoine'

« Le Chanoine »
appelé L'Oncle

Pour ne rien oublier, bien que ma mémoire ait un doute sur ce point, j'ajoute que le frère du grand-père a probablement participé aux cajoleries interdites. Je veux parler de l'oncle, le chanoine, que je vous ai présenté dans le chapitre précédent. Ces deux frères-là étaient très liés. L'oncle enseignait l'histoire et le latin à Grenoble, et il venait passer tous ses étés à La Motte d'Aveillans chez son frère, le grand-père de Babeth. Souvent il nous accom­pagnait dans les ballades bucoliques, à la Pierre Percée ou ailleurs. Tous les protagonistes n’étant plus de ce monde depuis longtemps, mes souvenirs de cette complicité ne seront jamais avérés, mais cela contribuerait à donner sens à la fascination de Babeth pour les soutanes noires...

L'influence maternelle

Dessin (Babeth)

Le naufrage amoureux de la mère

Babeth est née dans un naufrage amoureux, d’une mère dévastée par l’infortune de son mariage, la perte des illusions, et son inconsolable déception d’avoir mis au monde une fille. Si ce premier enfant avait été un garçon, l’acceptation d’une maternité non désirée eut peut-être été moins insupportable. Malheureusement, elle est née fille.

Le propos n’est pas de juger cette mère abattue par le désenchantement et la déréliction dans son mariage. Elle ne voulait pas d’enfant… et pour comble de malheur, le premier passage de la cigogne lui apporte une fille ! On est en droit de se demander pourquoi elle a épousé un homme qui, pour réparer sa souffrance d’enfant unique, attend d’elle de fonder ensemble une famille nombreuse. Voilà qui ne coïncidait pas, mais alors pas du tout !

Les réponses à ce légitime questionnement m’ont été données au cours des dernières années de la vie des parents de Babeth, au moment où la vieillesse pousse à la rétrospection. Chacun des deux parents m’a donné à entendre le récit de leur histoire respective. Deux histoires si éloignées l’une de l’autre qu’il est impensable d’entrevoir la moindre chance de dissiper le malentendu initial.

La pathologie amoureuse a encore une fois ici commis des ravages diaboliques. Chacun a vu en l’autre une réparation possible de ce qui lui a le plus manqué dans l’enfance :

  • Le père, fasciné par une femme issue d’une grande fratrie, a construit son film amoureux autour de sa douloureuse solitude d’enfant unique. Son rêve allait enfin se réaliser : fonder une famille nombreuse, où ses enfants formeront une grande fratrie.
  • La mère, subjuguer par un homme qui a dû connaître une enfance idyllique, plus heureuse que la sienne, car épargné d’avoir à partager l’affection parentale avec des frères et sœurs. Son fantasme deviendrait enfin réalité : s’approprier l’amour d’un homme pour elle toute seule, sans concession ni partage.
Mariage

Un mariage aux apparences édéniques, qui devient très vite un couple pathologique et handicapé :

  • D’un côté un homme idéaliste, un tendre, anxieux, avec des ambitions incertaines, aussi bien sur le plan personnel que professionnel, fragile du côté de sa confiance en lui, car aveuglé par l’amour obsessif qu’il voue à son épouse.
  • De l’autre côté, une activiste féministe, exclusive, possessive, coincée dans un corps exsangue de tendresse (autant à donner qu’à recevoir), anéantie par un inconsolable chagrin, à cause d’un amour qui n’a pas tenu les promesses qu’elle s’était imaginées… mais experte en chantage affectif et en manipulation.

Dès sa naissance, Babeth a été habitée par cet imprescriptible drame amoureux de sa mère. Elle l’a pris en pleine tête, a grandi avec, découvrant son impuissance à consoler cette mère en détresse. Le drame s’est définitivement scellé au plus profond de son âme au moment de l’arrivée de son frère cadet. Là est le véritable fond de la souffrance qu’elle tente de mettre en mots dans son dernier récit, « Bassin rouge », chef d’œuvre littéraire, écriture poétique de la douleur. En revanche, si vous lisez « Poupée de sang », vous passez à côté, et vous cherchez en vain un paragraphe dans lequel l’auteur raconterait un viol… qui n’existe que dans l’improbable imaginaire du lecteur mal influencés par le titre de l’éditeur, SOS inceste...

Perversité d’une mère sacrificielle...

La violence n’est pas toujours là où on s’attend le plus à la trouver. Quand on parle de violence conjugale, l’apriori se porte automatiquement sur l’homme, jamais sur la femme. Pourtant, la littérature regorge de récits qui racontent la situation contraire : l’époux victime des violences de sa femme. La violence physique est plus visible, spectaculaire et impressionnante, c’est ce qui la rend si évidente. Tandis que la violence morale et affective peut rester totalement invisible, même pour l’entourage proche des victimes.

Dans le couple des parents de Babeth, si la violence physique n’était pas totalement absente, elle restait anecdotique. Son père, un homme chétif et frêle, n’était pas de taille à s’affronter physiquement en vainqueur assuré avec son épouse. Mes souvenirs me racontent d’ailleurs des histoires bien différentes, dans lesquelles je vois des ustensiles en métal ou en porcelaine traverser la cuisine par la voie des airs, depuis le fourneau à charbon en direction de la fenêtre près de laquelle se trouvait le père de Babeth. Lui, sa violence physique ne se manifestait que comme le bras armé de la toute puissante autorité maternelle sur les enfants et sur la famille tout entière. Il y était lui-même soumis, même si les apparences pouvaient laisser croire le contraire aux étrangers.

En lisant « perversité d'une mère sacrificielle », le lecteur — et plus assurément la lectrice — verra dans ce propos, peut-être, une violence adressée par l'auteur à sa mère. Si c'est le cas, ce n'est que le retour du boomerang, dont la force initiale a été impulsée par l'envoyeur... Souvenez-vous cette phrase que vous avez lu deux paragraphes plus hauts : la violence n’est pas toujours là où on s’attend le plus à la trouver. Ceci étant désambiguïsé, j'ajoute que lorsque je parle de cette perversité-là, je désigne entre autres choses la capacité à cacher derrière une image sociale irréprochable une conduite condamnable, cruelle et destructrice. Cette insupportable hypocrisie se rencontre chez la plupart des pervers, femmes et hommes confondus. Elle est largement décrite par de nombreux auteurs, et en abondance dans la littérature du XXe siècle.

Un féminisme trop radical et dévastateur

Parmi les lectrices de Simone de Beauvoir, il en est qui lui vouent leur adulation, lui attribuant le rôle de l’audacieuse initiatrice d’une révolution sociale en marche vers l’émancipation de la femme qui entend se délivrer du joug de l'homme. D’autres voient en elle le gourou fondateur de la secte féministe, stigmatisant son prosélytisme dénonciateur d’une société qui aliènerait la gent féminine, aliénation de laquelle il faudrait se soustraire pour atteindre la liberté. Entre les deux, endoctrinée par « Le deuxième sexe », la mère de Bebeth se posait en amazone sur ce qu’elle considérait comme le champ de bataille où s’affrontent l’homme et la femme dans un combat de gladiateurs. Son couple conjugal et sa famille étaient les lieux favoris de ses affrontements.

Porte-parole intransigeante de son maître à penser (Simone de Beauvoir), elle ne se rendait pas compte de ses contradictions : dans une même phrase elle pouvait assassiner son mari au seul motif qu’il fut « homme », et déclamer son admiration idolâtre pour son grand frère, militaire d’un mètre soixante-deux décoré de la médaille du machisme ! De même, son premier fils né deux ans après Babeth représentait à ses yeux un demi-dieu qu’elle comptait bien formater à l’image de son frère adoré. A-t-elle cru son attente exhaussée ? Je me suis souvent posé cette question, m'interrogeant sur les choix de vie de ce frère, me demandant pourquoi ce si gentil garçon à sa maman a arrêté sa crois­sance sitôt après avoir dépassé d'un centimètre la taille du frère de sa mère (un mètre soixante-deux). En tout cas, il est devenu un « mec pur jus », adepte des sports de combat, fervent disciple et adorateur des samouraïs nippons, bref, un homme débordant des attributs masculinistes traditionnels. Et pendant ce temps, Babeth cuvait sa souffrance, inconsolable et lucide face à sa mère aux yeux de qui elle se savait n'être « rien ».

Une écorchée vive vitriolée par la dépression

Avec ses tendances dépressives et paranoïaques, cette mère-là, prénommée Thérèse, a joué un rôle déterminant dans la vie de sa fille ainée. Incapable d’assumer ses quatre enfants, elle accusait son mari de tous les maux. À l'instar d'une autre Thérèse dépeinte par Jean Giono dans « Les âmes fortes », la mère de Babeth se positionnait perfidement en victime. Le comble de la cruauté était de faire passer le père pour un méchant bourreau aux yeux de ses enfants. En réalité, son double jeu lui permettait de présenter à son mari des enfants insupportables qu’il devait corriger (châtiment corporel exigé), et de démontrer à ses enfants que leur père était un monstre qui les maltraitait...

Une autre comparaison littéraire me traverse l’esprit : dans le roman d’Hervé Bazin « Vipère au poing », la marâtre Folcoche, dont l’œuvre est si dévastatrice que les enfants en viennent à admirer leur tortionnaire : énergie et talents de comédienne leur donnent un goût pervers pour leur bourreau. Des quatre frères et sœurs, je crois bien être le seul à ne pas avoir définitivement succombé à ce syndrome de Stockholm.

Pour tout dire, les relations de la mère et sa fille sont ambiguës. Babeth est lucide, elle sait qu’elle est le portrait de sa mère, elle sait aussi que l’œuvre de destruction l’a définitivement mutilé. Non seulement cette mère l’a reniée, abandonnée pour donner son amour à son frère cadet, mais elle s’est opposée à toute possibilité de recevoir l’affection du père. Il ne lui sera pas permis de connaître l’amour : la femme découverte dans le miroir – sa mère – est un être à qui elle s’identifie trop… l’empathie est si grande, qu’elle fait penser ici encore au syndrome de Stockholm !

Dans son dernier ouvrage « Bassin rouge », lorsqu’elle évoque sa douleur de l’abandon par sa mère après la naissance de son frère cadet, Babeth semble s’être directement inspiré des dernières incantations blasphé­matoires du roman de Bazin : « Cette vipère, ma vipère dûment étranglée, mais partout renais­sante (…) je la brandirai toujours (…). Cette vipère, ta vipère, je la brandis (…). Merci ma mère ! Je suis celle qui marche une vipère au poing ! ».

C’était aussi ma mère… mais par chance, le pensionnat dès la fin de ma neuvième année m’aura sans doute un peu épargné, tandis que Babeth, fille ainée, a fait les frais d’une « Folcoche » très vivace avant son anéan­tis­sement dans la dépression dont l’apothéose s’est fixée après la naissance de son quatrième enfant. Une fille aussi, née d’un accident Ogino, après les deux garçons ; la contraception n’était pas à l’ordre du jour en ce temps là…

La fratrie

Sur la photo ci-contre, Babeth tient ses deux frères par la main. À droite, l’ainé des garçons, celui qui a brisé le lien fusionnel entre sa sœur et sa mère qui lui donne la main. Il tient bien sa place dans le rôle assigné par la mère : il s’interpose entre sa sœur ainée et sa maman... Le drame de Babeth, son inconsolable douleur, fut à n’en pas douter l’arrivée de ce frère, cet intrus, nouveau-né chéri qui lui a volé sa mère. C’est cette apocalypse qu’elle a tenté de mettre en mots dans « Bassin rouge », son dernier ouvrage poétique, conte à caractère autobiographique.

Ce voile étant levé sur la mère de Babeth, on ne lit plus « Poupée de sang » avec le même regard… On peut commencer à lire « Bassin rouge »... et comprendre tout le sens de ce titre choisi par l’auteur. La violence décrite dans ce conte prend un sens éclairé, où l’accusé n’est plus celui de l’apriori commun. Le monstre change de visage, abandonnant celui de l’homme pour prendre celui d’une femme. Une mère accablée, anéantie, ravagée par un inconsolable chagrin d’amour, dévastée, doublée d’une femen dans toute la cruelle et obscure perversité d'une Folcoche, l'anti-mère dans toute sa puissance destructrice. Pour en revenir à Babeth, « Bassin rouge » est un tableau lyrique et pathétique du reniement par sa mère pour qui elle éprouvait un amour incom­mensu­rable. N'oublions pas que dans les traumatismes subis par l’enfant, l'apostasie est plus meurtrière que le traumatisme en lui-même.


La résilience des vécus sexuels infantiles

Pourquoi certains adultes ayant vécu des expériences sexuelles dans leur enfance avec des adultes n'en gardent-ils aucune séquelle, alors que d'autres en portent des stigmates dévastateurs ? Je laisse les généticiens apporter leurs réponses, sachant que, concrètement, les considérations génétiques n'apportent aucune solution pour éviter le traumatisme. En revanche, les observations faites depuis plusieurs décennies sur la diversité des pressions affectives et psychologiques auxquelles ont été soumis les enfants concernés apportent des réponses pragmatiques permettant de comprendre les conditions qui engendrent le traumatisme, et celles qui n'en génèrent aucun.

Je me contenterai de répéter ici une fois encore à celles et ceux qui n'en seraient pas convaincus, que des caresses sexuelles échangées entre un enfant et un proche parent – sous réserve d'agissements sans violences ni con­traintes – traumatisent souvent plus les adultes qui décou­vrent ces faits et gestes que l'enfant qui les vit. Le trauma chez l'enfant se cons­truira ultérieurement – ou ne se construira pas – à partir du discours des adultes référents, c'est-à-dire les parents et leurs mandataires. Le rôle de ces derniers serait d'expliquer calmement la prohibition de l'inceste d'une part, et d'autre part l'interdit posé par la loi qui contraint tous les adultes sans exce­ption à l'abstinence sexuelle absolue avec un enfant, même et surtout si celui-ci sollicite l'adulte.

L’observation des attitudes de séductions des enfants démontre que celles-ci, généralement inconscientes ou non identifiées, sont souvent à l’origine d’un passage à l’acte de l'adulte qui cède à l’écho érotique que l’enfant aguiche en lui. Pour sa défense, l’adulte accusé d’abus sexuels sur enfant avance parfois cette attitude séductrice de l’enfant, en la qualifiant de provocatrice... à l’instar du cleptomane qui accuse les objets qu’il dérobe de le provoquer... ! Non, en aucun cas l’enfant ne peut être tenu pour responsable du passage à l’acte de l’adulte, coupable de profiter de l’ingénuité juvénile d’un bambin qui découvre – sans penser à mal – les pulsions libidinales que la nature a placées en lui pour assurer la survie de l’espèce.

Il ne faudrait pas oublier en effet que depuis Freud, et après lui, tous les courants de la psychanalyse s’accordent à reconnaître l’existence de la libido infantile. Cette réalité est maintenant corroborée par les physiologistes qui nous apprennent que la précision des images échographiques réalisées aujourd’hui permet d’observer l’activité sexuelle in utéro, dès le sixième mois de grossesse...

Dans tous les cas, la dédramatisation est de rigueur pour éviter à l'enfant un double traumatisme :

  • Se sentir coupable et responsable des conséquences pénales que la loi appliquera à l'adulte. Ce qui sera d'autant plus traumatisant s'il s'agit d'un proche aimé de l'enfant, et que ce dernier sait avoir exercé une séduction pour solliciter l’adulte dans son désir érotique.
  • La sexualité – en général – s'inscrira chez cet enfant comme une faute gravissime, voire une pathologie, ce qui engendrera à l'âge adulte des états névro­tiques, perturbant sa libido, le condui­sant possiblement à des dé­vian­ces, voire à l'impossibilité totale de partager une vie sexuelle accom­plie et heu­reuse avec quelque partenaire que ce soit.

Vous l'aurez compris, la psychiatre qui a exercé son emprise sur Babeth a été plus traumatisée que sa patiente lorsque les expé­riences avec le grand-père ont été évoquées. En drama­tisant et faisant du grand-père le bouc émissaire de la problé­ma­tique amoureuse et sexuelle de Babeth, elle en a rajouté une couche, enfermant ainsi sa patiente dans un trauma démesurément amplifié, au lieu de renforcer son aptitude à affronter ses fantômes intérieurs, à les surmonter ou s'y adapter. C'est ce que Boris Cyrulnik a nommé la résilience, comme il s'en explique dans les vidéos ci-dessous.

Le sujet est vaste... et celles et ceux qui en parlent à tort et à travers se font souvent les idiots utiles d'une cause apocryphe, sans le savoir, en toute bonne foi. L'imposture est parfois inconsciente...

Boris Cyrulnik, « Le principe de résilience »

Boris Cyrulnik, « Sauve-toi, la vie t'appelle » aux Éditions Odile Jacob

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