Un suicide par procuration

Toute la lumière autour du décès de Babeth

Au cours des dernières années de sa vie, le mot « suicide » revenait sans cesse dans les propos de Babeth. À plusieurs reprises elle a tenté – en vain – de franchir l'ultime seuil de la vie. Ses inconsolables sanglots assourdissaient ses proches, les plus vulnérables fuyant ou rompant les liens pour échapper à l’insoutenable douleur que Babeth leur mettait sous les yeux. La spirale infernale rejet-abandon-isolement s’est emballé : par pudeur et par amour, il devenait de plus en plus impossible à Babeth d’imposer à celles et ceux qu’elle aimait le spectacle de sa souffrance et de son délabrement moral.

En 1975 dans Carton N° 2, Les cahiers du dessin d'humour rendaient un hommage mérité à l'humoriste Yvan Francis Le Louarn, dit Chaval, qui s'est suicidé en 1968. Le scepticisme de Chaval transparaît à travers les personnages qu'il dessinait. Il crayonnait des crétins, des imbéciles, mais aussi des désespérés comme lui, avec un humour décalé, corrosif. La citation de Chaval ci-dessous résume de façon cinglante le dilemme cornélien qui hante l'esprit du candidat au suicide :

« Essayez de vous suicider, si vous avez la malchance de ne pas vous réussir sur le coup, ces cons de vivants mettront tout en œuvre pour vous refoutre en vie et vous obliger à partager leur merde.
Je sais que dans la vie certains moments paraissent heureux, c'est une question d'humeur comme le désespoir et ni l'un ni l'autre ne reposent sur rien de solide. Tout cela est d'un provisoire dégueulasse. L'instinct de survie est une saloperie. »

Cette nuit-là, alors que la lumière du soleil levant s’apprêtait à blanchir l'horizon drômois du 16 septembre 1990, le départ prématuré de Babeth vers l’inconnaissable monde des ombres éternelles n'a laissé aucun doute sur les origines « suicidaires » de cet exode sans retour. Néanmoins, le certificat établi par le médecin qui a délivré le permis d'inhumer stipule: « Décès par arrêt du cœur... ». Mais... n'y a-t-il pas dans cette affirmation antonymie entre la cause et la conséquence ? L'arrêt du cœur n'est-il pas la conséquence de toute mort ? Quelle attristante bouffonnerie ! D'autant plus que ce médecin a déclaré de vive voix à la famille que « Babteh est morte d'une overdose de produits psychotrope... ».

Ainsi, dans l'esprit de celles et ceux qui n'étaient pas dans la confidence intime de Babeth, des zones d’ombre planent aujourd'hui encore sur les circonstances exactes de ce suicide. Ses proches et sa famille élargie s’étant éloignés d’elle pour s’épargner d’avoir à partager ses affres, en dehors de son époux qui partageait sa vie, seuls ses deux frères, sa sœur, et peut-être son père et sa mère, connaissaient le secret du stratagème diabolique qu'elle projetait de mettre en œuvre pour aboutir à sa « solution finale ».

Babeth et son conjoint vivaient dans la tragédie d'un amour fusionnel. Comme indiqué au chapitre précédant, l’état amoureux est une pathologie que tout un chacun connaît, syndrome facilement reconnaissable par son mélange paradoxal de bonheur et de souffrance, qui, selon le dosage, peut conduire… au paradis... ou en enfer...! et parfois en passant par la case suicide. Ici, dans ce couple pathétique, toutes les limites du fusionnel avaient volé en éclat, et l'obsession suicidaire de Babeth l'a poussée à demander à son époux de l'aider à déjouer son instinct de conservation, pour réaliser son infernal désir obsessif d'en finir avec sa vie. Nous savions que cet homme était totalement assujetti à son épouse, transi sous son emprise amoureuse. Par naïveté ou par peur d’une insoutenable réalité à venir, nous gardions malgré tout l'espoir que l'amour inféodé voué à Babeth par cet homme dévasté, consumé, ravagé, miné, asservi et aliéné n'irait pas jusqu'à l'entraîner vers un passage à l'acte fatal.

En 1985, l'éditeur Alain Moreau publiait « Suicide mode d'emploi, histoire, technique, actualité », écrit par Claude Guillon et Yves Le Bonniec. Un livre qui ouvrait le débat sur la légitimité du désir de mourir. Un questionnement sur la liberté de vivre ou mourir, où les philosophes et les juristes ont du mal à tomber d'accord. Durant la dernière année de la vie de Babeth, cet ouvrage était devenu son livre de chevet. Elle avait soigneu­sement appliqué les conseils prodigués au chapitre X : Éléments pour un guide du suicide (page 209), techniques (page 215), méthodologie (page 217), recomman­da­tions (page 220), les médicaments (page 223 et suivantes), précautions d'usage (page 239), etc. Elle nous confiait avoir rassemblé l'assortiment des médi­ca­ments ad hoc pour assurer le succès de son entreprise.

Un autre chapitre du livre de Claude Guillon et Yves Le Bonniec retenait toute l'attention de Babeth. Elle m'en a parlé à mainte reprise, pour tenter de me convaincre d'adhérer au catéchisme prêché dans ce chapitre V (page 109) qui traite de la question du suicide assisté, ou par procuration. Le propos est avant tout celui du droit pénal, mais les auteurs abordent également les questions philosophiques et éthiques. Le parallèle avec les polémiques autour de l’euthanasie est clairement établi, avec une citation de Jacques Attali, conseiller spécial du Président Mitterrand : « L’euthanasie sera bientôt un des instruments essentiels de nos sociétés futures, dans tous les cas de figure. Dans une logique socialiste, pour commencer, le problème se pose comme suit : la logique socialiste, c’est la liberté, et la liberté fondamentale c’est le suicide. Le droit au suicide, direct ou indirect, est donc une valeur absolue dans ce type de société. » (page 121)

Le problème que rencontrait Babeth pour mettre à exécution son projet était lié à son instinct de conservation, toujours vainqueur dans ses précédentes tentatives. D'où sa demande d'aide formulée à son conjoint, demande légitimée par des arguments inspirés de la lecture de Suicide mode d'emploi. Avec son incomparable capacité de persuasion, Babeth a fini par obtenir de son époux de l’aider à commettre son suicide qu'elle n'arrivait pas à exécuter seule. Dans un ultime et magnanime acte d'amour – selon lui – il a préparé le cocktail fatal et l'a mélangé dans un « bol de fromage blanc », selon ses propres déclarations. Nous sommes au moins trois, membres de la famille, à avoir entendu de la bouche de cet homme ce compte rendu du suicide de Babeth qu'il a exécuté par procuration. Si les langues se délient un jour, on découvrira peut-être que d'autres ont entendu ces propos.

Le suicide assisté, ou par procuration, pose une vraie problématique sociétale, politique, philosophique, et juridique :

  • S’il ne peut pas choisir le moment ni les conditions de sa mort, l’individu est-il libre de vivre ou de mourir ?
  • Si cette liberté individuelle nécessite l’intervention d’un tiers pour aboutir, où situer la limite entre la complicité de suicide et l'homicide ?

Les philosophes apportent des objections éthiques ou méta-physiques à ce questionnement, mais se gardent bien de défendre une position dogmatique (sauf les groupies de Bernard Henry Lévis). En revanche, la justice relevant du droit pénal français répond sans ambages : « il s'agit d'un homicide ». D'autres pays sur le vieux continent ont fait évoluer leurs lois pour répondre au désir d'une personne d'abréger sa souffrance – physique ou morale – rendant possible et accessible une assistance médicalisée pour passer de vie à trépas en douceur.



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